Chapitre 26
— Où… Où est-ce que tu vas ?
— Je sors, répondit-il.
J’aurais pu le deviner toute seule : il portait son pardessus en laine noir et ses chaussures Kenneth Cole, étincelantes. Il tapait impatiemment ses gants en cuir sur une main, attendant poliment que je veuille bien en finir.
— Tu sors ? Comment ça se fait ?
— J’ai besoin de me nourrir, Elizabeth, dit-il simplement.
Je faillis tomber sur le cul sous le choc de ce que cette simple phrase impliquait. Depuis que nous étions ensemble, nous avions un accord tacite à propos du sang : nous nous nourrissions l’un l’autre.
C’est le problème avec les accords verbaux : n’importe qui peut les réécrire ou les contourner.
— Mais… tu ne veux pas… avec moi ?
Je n’arrivais pas à croire que je demandais ça : moi, qui faisais toujours ma dégoûtée quand il s’agissait de partager du sang. Toutefois, l’imaginer trouver une jolie fille… l’ensorceler… se nourrir d’elle… elle tomberait amoureuse de lui, bien sûr… Et alors, que ferait-il ? Il la garderait, peut-être.
Ça n’aurait pas été la première fois. Après tout, il avait eu tout un harem de femmes qui adoooooooraient lorsqu’il buvait leur sang. Quand il avait emménagé ici, il les avait congédiées avec une grosse somme d’argent et ça avait été la fin de l’histoire. Clair et net.
Mais à présent…
Il tapa son gant plus rapidement.
— Après les événements d’hier, j’en ai conclu que de telles pratiques étaient désormais hors de portée. Pour chacun d’entre nous.
— Ouais, eh bien, ce que t’as CONclu, c’est complètement con. Voilà !
— Pardon ?
— On s’est disputés, c’est tout. C’était juste une dispute stupide. Ce n’est pas la fin du monde. Et pour être franche, je ne veux pas que tu sortes dans le froid pour aller mordre une autre femme ! Voilà !
— Encore un « voilà ». La situation doit vraiment te bouleverser.
— Tu as paniqué quand Jon a emménagé ici alors que je n’avais pas l’intention de le mordre, ni de me le taper. Et maintenant, c’est toi qui vas racoler des poufs et tu me demandes si ça me pose un problème ?
Il serra les lèvres si fort qu’elles ressemblèrent davantage à une cicatrice qu’à la bouche que j’avais appris à connaître.
— Ce sont deux choses totalement différentes.
— Faux, mon gros ! C’est exactement pareil !
— Très bien.
En un éclair – je pourrais seulement me rappeler chaque mouvement en y repensant par la suite –, il avait lâché ses gants, enlevé ses chaussures et m’avait tirée sans ménagement à l’étage. Je venais à peine de me rendre compte qu’il avait laissé tomber ses gants lorsqu’il referma la porte de ma – notre – chambre derrière nous, me pencha la tête sur le côté et plongea ses canines dans mon cou.
Je criai, irrémédiablement choquée par ce qu’il venait de faire… Non : plutôt par la manière dont il s’y était pris. Je tentai de me libérer, mais il me retenait par l’épaule d’une main pendant que l’autre repoussait mon visage sur le côté pour atteindre facilement ma jugulaire. J’avais l’impression de me débattre contre un arbre qui avait poussé autour de moi.
— Arrête, Éric, arrête ! S’il te plaît, arrête ! le suppliai-je, alors qu’en même temps je m’en voulais de le supplier.
Oui arrête qu’est-ce que tu fais pourquoi tu lui fais du mal ça fera du bien à ton ego c’est tout tu dois arrêter arrête ARRÊTE !
Reculant vivement, il se passa la langue sur les dents pour les nettoyer. Puis il observa l’écoulement de sang qui faisait son chemin dans mon cou. Il le stoppa d’un doigt avant de le lécher également. Il me relâcha enfin et je m’écartai aussitôt.
Je savais ce qui allait se passer. Lui aussi. Pourtant, il ne semblait pas avoir l’intention de s’échapper. Repentance ? Rien à foutre. Je le frappai si fort qu’il vacilla en arrière, rebondit contre le mur et s’étala par terre comme un cafard assommé.
Quand je baissai les yeux vers lui, je remarquai que ses canines ne s’étaient pas encore rétractées. Par réflexe, je portai la main à la morsure dans mon cou.
— Je me suis déjà excusée, OK ?
Ma voix tremblait et je détestais ça. Pourquoi n’avais-je pas pressenti ce qui allait se passer ? Étais-je vraiment stupide à ce point ?
— Je me suis excusée. Il est hors de question que je me répète. À toi de voir si tu peux vivre avec ou pas. Une fois que tu auras pris ta décision, emménage ici une bonne fois pour toutes ou pas du tout. Mais emménage vraiment : plus question de venir ici pour ta dose de sang et de sexe avant de t’éclipser ! Et puis j’en ai marre que tu boudes, que tu râles et que tu geignes ! Crois-moi, j’ai des problèmes bien plus importants à régler que ton ego froissé ! Maintenant, casse-toi. Viens, je vais t’aider.
Je me penchai en avant avec la ferme intention de le soulever et de le balancer par la fenêtre… J’étais certaine d’en avoir la force et je mourais d’envie de le vérifier. De plus, le sentiment de culpabilité de Sinclair jouait en ma faveur… du moins, c’est ce que je pensais jusqu’à ce qu’il me tire en avant pour me faire tomber sur lui.
— Je suppose que tu as mal entendu mon petit discours, crachai-je. Je vais devoir recommencer.
— Je l’ai très bien entendu. Quels sont tes problèmes plus importants ?
— Tu joues à quoi ? À la roue de la fortune des morts-vivants ?
— Tu m’as dit : « Crois-moi, j’ai des problèmes bien plus importants à régler que ton ego froissé » (Ses yeux n’étaient qu’à quelques centimètres des miens. Son haleine portait encore l’odeur de mon sang. Le pire dans tout ça, c’était que je voulais qu’il me morde encore.) Je me demandais de quoi il s’agissait.
— Après ce que tu viens de faire ? Hors de question que je te raconte quoi que ce soit, mon pote !
— Parce que je suis un roi qui ne connoît pas les désirs de la reine ? demanda-t-il d’une voix faible.
— Non, couillon ! Parce que tu m’as tirée jusqu’ici et pratiquement violée à cause de ton caractère de cochon ! Je me fous complètement de savoir si tu peux lire dans mes pensées quand on baise ! Franchement, tu devrais même être soulagé d’en être incapable. Tu as vraiment envie de savoir tout ce qui se passe dans ma tête ?
— Ce n’est qu’une question de temps, dit-il avec une monotonie qui me glaça le sang. Si tu veux, tu peux me jeter par la fenêtre maintenant.
— Sinclair ! m’exclamai-je en le giflant.
Un peu comme pour lui dire : « Réveille-toi ! Tu prends feu ! » Mais il n’eut aucune réaction.
— Il faut que tu te reprennes !
J’ai vraiment besoin de toi maintenant, plus que jamais, alors s’il te plaît, je t’en prie, reprends-toi, je suis désolée, tu es désolé, tout le monde est désolé, est-ce qu’on peut reprendre notre relation au point où elle en était la semaine dernière ?
— Au contraire, je vois enfin les choses comme elles le sont vraiment. C’est… consternant.
— Éric, s’il te plaît ! J’ai passé une très mauvaise journée et tu m’as déjà assez fait peur pour ce soir.
— Oh ! ça…, répondit-il d’un air absent. Je m’excuse. J’avais faim et tu m’énervais. Ça ne se reproduira plus.
Ne dis pas ça ! Ça n’a rien à voir avec ce que tu as fait, mais avec la façon dont tu l’as fait !
— Je m’en vais, dit-il doucement. Mais avant, j’aimerais que tu saches que tu pourrais sûrement avoir un enfant avec un homme vivant. Je sais à quel point tu aimes Bébé Jon… et je suis sûr que tu en auras un, toi aussi, lorsque tu auras repris tes esprits et que tu m’auras évincé de ta vie.
— Mais… C’est vrai ? Mais… Je ne veux pas…
Sourd à mon état de confusion totale, il se redressa et me souleva doucement comme s’il repoussait une coccinelle. Puis il se leva et me déposa sur le lit avant de disparaître.